Croire ou pas à la beauté des théories ?

Chacun d’entre nous a des amis qui aiment s’exprimer, notamment par téléphone. En prenant leurs appels téléphoniques, je m’installe confortablement dans un fauteuil et j’écoute. Parfois je pose des questions, je donne des répliques. Le mixe de tout permet de réfléchir aux sujets complexes, tester des hypothèses, des idées. Suite à l’une des conversations de ce type les réflexions suivantes sont nées.

En octobre 2013 l’Académie royale des sciences de Suède a attribué le Prix Nobel en économie aux Professeurs FAMA et HANSEN de l’Université de Chicago, et au Professeur SHILLER de l’Université de Yale.

Quelques mois de réflexions plus tard j’ai pu regarder cette attribution du prix avec un certain recul….

En simplifiant, Eugene FAMA a été récompensé pour avoir introduit la théorie de l’efficacité des marchés financiers : les marchés absorbent toute information tellement rapidement et avec une telle précision que personne ne peut battre leur performance moyenne sans prendre des risques considérables. Ainsi, le monde est organisé d’une manière ultra-rationnelle (même si quelques autres professeurs de la même Université démontrent le contraire).

Je suis persuadée que plusieurs acteurs du monde d’investissement à travers le monde se sont réjouis suite à cette récompense. Ceux de Vanguard, ayant bâti des fortunes grâce aux fonds indiciels. Ou ceux de Dimensional Fund Advisors, dans lequel Eugene FAMA a investi et a travaillé depuis 1980s.

Après tout, la théorie de l’efficacité des marchés permet aux gens de se laver les mains, en s’affranchissant de toute responsabilité par rapport aux décisions concernant leurs investissements. Car, de toute façon, ils ne peuvent pas battre les performances du marché. Ils peuvent juste acheter des fonds indiciels et espérer que les marchés aillent dans la bonne direction.

Et comment faire si tous les fonds indiciels s’écroulent au moment où vous avez le plus besoin de votre argent ? D’après la théorie, vous n’avez qu’à ajuster votre période de temps prise en considération…

Cette même annonce d’attribution du prix Nobel a certainement reçu un accueil différent dans d’autres parties du monde de l’investissement.

Par exemple, dans les sous-sols de la New York Stock Exchange, où les sociétés de trading à haute fréquence mettent leurs serveurs, pour être à seulement quelques mètres des systèmes d’information de la bourse. Cette proximité physique permet à leurs ordres de devancer tous les autres de quelques millisecondes et, donc, de générer des profits substantiels.

Cette dernière configuration a l’air très différente de la théorie nobélisée… Les traders à haute fréquence ont dû bien ricaner en entendant les annonces de l’Académie royale des sciences de Suède.

Lars Peter HANSEN a eu sa récompense pour avoir développé des modèles économétriques permettant de voir comment les attentes des performances et la tolérance du risque par les investisseurs varient lors de différentes périodes.

Professeur Robert SHILLER, le troisième lauréat du prix Nobel en économie, a gagné sa notoriété après avoir souligné que la remontée des prix sur les actifs a un effet psychologique qui pousse les gens à investir d’avantage, ce qui contribue à la formation des bulles. Il a émis des alertes à propos de la bulle internet avant l’an 2001… et de la bulle immobilière en 2005-2007… Personne ne l’a écouté…

Pour résumer, les deux lauréats ont reçu le prix Nobel après avoir annoncé que la résistance est futile et qu’il faut être fataliste en matière d’investissements, et le troisième l’a eu après avoir affirmé que les bulles d’actifs pouvaient se former.

Mais si tout est connu d’avance et si toute information est intégrée dans les prix des actifs, comment les bulles peuvent-elles se former? D’autre part, si les bulles se forment, nous pouvons, donc, les voir venir, prendre notre destin entre nos mains et liquider nos positions avant que tout s’écroule, n’est-ce pas ? Vous ne sentez pas un peu de contradiction entre les deux postulats ?

Et puis, pourquoi ne pas attribuer le prix Nobel à celui qui déclare que les entités gouvernementales qui travaillent dur pour assurer les profits des banques et autres « too big to fail » et qui gardent les taux artificiellement bas, contribuent largement à la montée des marchés, tout en nuisant aux autres?

Après tout, il y avait bien un Prix Nobel, attribué en 1990 au postulat (Capital Asset Pricing Model ou CAPM) disant qu’acheter les actions qui ne sont pas corrélées (celles qui habituellement n’évoluent pas de la même manière) est une idée formidable. Néanmoins, nous savons que cela est vrai jusqu’au jour où la panique surgit, où la peur s’installe et, par conséquent, tous les investissements évoluent parfaitement dans la même direction. Évidemment, à la baisse.

La dernière fois que j’ai rencontré Eugene FAMA était en 2009. Il avait confirmé d’être toujours persuadé que les marchés sont intelligents et efficaces. J’aurais pu croire à cette théorie dans les années 1970s, lorsqu’elle commençait à surgir. Ou dans les années 1980s, les années en or pour les investisseurs. J’aurais attribué moins de crédibilité à cette théorie à partir du milieu des années 1990s, où les ordinateurs et les produits dérivés ont commencé à prendre une place importante dans le fonctionnement des marchés financiers, et encore moins à partir des années 2000s, pour ces mêmes raisons. Sauf que la théorie était née et devenue populaire avant cela.

Et puis, dans la vie réelle nous voyons que, soit les efficacités des marchés financiers n’existent pas, soit elles sont systématiquement retirées du marché.

Que peut-on dire de la théorie de l’efficacité des marchés lorsque la Réserve Fédérale organise des réunions hautement confidentielles avec les institutions financières, pour demander qu’elles acceptent toutes d’être renflouées. Ceci est spécifiquement pour que les investisseurs ne s’aperçoivent pas laquelle est en faillite et laquelle ne l’est pas.

Que s’est-il passé en 2008-2009 avec toutes les lignes droites sur les beaux graphes qui démontraient que les risques s’annulent mutuellement et que tout portefeuille bien diversifié génère le revenu moyen attendu quoi qu’il se passe ? Tout le monde semble l’avoir oublié, mais les actions des entreprises de tous les secteurs ont plongé en même temps. Tout comme les placements obligataires (à part certaines obligations des États).

A la fin de l’année 2009 le responsable de la recherche à la Deutsche Banque à Londres avouait qu’au moment les plus fatidiques de la crise financière ses équipes lui annonçaient plusieurs fois de suite le fait que le marché avait une déviation NN (deux digits) fois supérieure aux prédictions de leurs modèles. A la troisième annonce de ce type il a été obligé de remarquer que peut-être ce sont leurs modèles qui n’étaient pas corrects et non pas les marchés…

J’admets avoir mélangé un peu de la théorie de l’efficacité des marchés, de l’exubérance irrationnelle et de la théorie moderne de gestion du portefeuille dans tout cela. Mais l’ensemble permet de comprendre que les banques et les institutions financières ne vendent pas les produits qui correspondent aux besoins de leurs clients, mais ceux qui correspondent aux ressources que ces institutions ont sous la main. Et puis, cette valse des concepts économiques et des faits réels démontre une chose : l’ignorance et la croyance aveugle aux belles théories se payent cher.

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Lara STANLEY

Lara STANLEY écrit les analyses centrées essentiellement sur les sujets de l’économie, la finance et la société. Ayant travaillé dans les domaines de développement,...

Frederic CAMBIER

Les contributions de Frédéric CAMBIER concernent les sujets qui le passionnent : les technologies, l’économie, la société, l’histoire. Il a travaillé pendant des années...

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