Les fantômes du passé

J’arrivais en retard à cette conférence. Je le savais. Mais après avoir parcouru le programme je me suis permis de prendre un quart d’heure supplémentaire pour finir sans hâte mon petit déjeuner. En arrivant, je me suis glissée dans la salle de conférences et j’ai regardé autour de moi. J’avais l’impression de ressentir un léger et somnolant vent de « déjà vu » : le décor de la salle ; la scène ; le défilé des intervenant qui  montaient vers la tribune pour lire leur discours écrit le papier et qui renversaient sur la salle les paroles « dans l’air du temps », mais dont la concaténation en phrases n’ajoutait aucun sens réel aux discours…

Ce vent de « déjà vu » m’a transporté dans mon enfance lointaine, les années où j’ai pu voir à la télé les transmissions du XX-ème Congrès du Parti Communiste de l’ex-Union Soviétique. Je regardais avec l’étonnement d’un enfant ces hommes très âgés, lourds, qui montaient péniblement sur la tribune et qui lisaient pendant des heures leurs discours remplis des mêmes mots qui, assemblés en phrases, n’avaient toujours que très peu de sens. On avait l’impression qu’en se mouvant ils propageaient la poussière et le sable qui se dispersaient partout et qui faisaient fermer les yeux, faisaient dormir… Je ne comprenais pas ce qui qui poussait ces vieillards à rester sur cette scène, pourquoi ils ne préféraient pas passer les dernières années de leur vie entourés de leurs familles, de leurs petits-enfants…  D’ailleurs, il n’avait que très peu de femmes dans ce club de septuagénaires. Non pas parce qu’elles vivaient moins longtemps, bien au contraire, mais parce qu’elles ont probablement mieux compris les vraies valeurs de la fin d’une vie…

Pendant ce temps de flash-back plusieurs intervenants se sont succédés sur la scène de ma conférence. J’étais tirée vers la réalité par l’intervention de Louis Gallois et par son échange animé avec Philippe de Fontaine Vive. Avec l’air bien à l’aise dans leur sujet, ils expliquaient les milliards des aides et des subventions dédiés au regroupement des universités et au renforcement de leur compétitivité (comme à Bordeaux et à Strasbourg), à la création des Instituts de Recherche Technologique, offrant la possibilité aux laboratoires de recherche et aux entreprises de travailler ensemble. Ils mettaient le tout dans le contexte européen et mondial. Ils donnaient la méthode, ils étaient clairs.

Un point important était souligné par Louis Gallois: il ne faut pas s’attendre à ce que toutes les mesures prises au cours des derniers mois donnent un résultat immédiat : le plan Compétitivité 2010 de Gerhard Schröder a pu porter ses fruits grâce à la cohérence des efforts des trois majorités successives et des deux chanceliers des bords opposés.

La conférence à laquelle j’ai assisté portait le nom «  Dans un monde qui se réinvente, pourquoi les Entrepreneurs sont-ils les premiers créateurs d’emplois en France et en Europe ? ». Elle a eu lieu à Bercy, lundi, le 18 novembre, en ouverture de la Global Entrepreneurship Week. Je ne sais plus comment j’ai reçu l’invitation à cet évènement, mais le lieu m’intriguait, même si le titre indiquait que les organisateurs de la conférence ne connaissent rien à l’entrepreneuriat : de nombreuses études démontrent que les entrepreneurs « en France et en Europe », ainsi que partout dans le monde ne créent pas l’entreprise avec la mission « je vais créer de l’emploi ». Les entreprises sont créées pour… créer des clients ! Pour conquérir les marchés, pour mettre en pratique et commercialiser l’idée d’un produit ou d’un service, pour créer une activité qui passionne, et, surtout, pour se sentir libre.

En ce qui concerne les intervenants, bien que du haut niveau, peu d’entre eux avaient quelque chose à voir avec l’entrepreneuriat. Il y avait beaucoup de hauts fonctionnaires essayant de justifier les différentes politiques d’Etat, les journalistes n’ayant que peu d’idées, quelques chefs d’entreprises n’inspirant pas forcément l’envie de les suivre, et le président du MEDEF qui n’est pas un entrepreneur, mais un héritier n’ayant pas entrepris grand-chose par lui-même.

Seulement 10% des intervenants étaient des femmes, le reste était dominé par les costumes gris qui ressemblaient les uns aux autres et qui donnaient à toute l’assemblée l’air des années 1970s. Dans la salle la proportion de femmes arrivait à 30 %.

En ce qui concerne le contenu : oui, ils y avaient des chiffres intéressants qui ont été évoqués de temps en temps : la France a 2 fois moins de robots que l’Italie et 4 fois moins que l’Allemagne. Mais ce type de tendances est déjà bien connu depuis des années. Oui, il y avait l’intervention d’Hermann Simon de SIMON & KUCHER Partners, qui parlait des caractéristiques des entreprises qui réussissent. Il a présenté des statistiques intéressantes basées sur les observations des dix dernières années. Pour le reste, ses conclusions sur les clés de la réussite des ETI n’avaient rien de révolutionnaire. Si vous avez déjà pris un bon cours d’entrepreneuriat, ou si vous avez travaillé avec les entreprises à fort potentiel, vous les connaissez: ambition, focus sur l’essentiel, réflexion mondiale, employés fortement qualifiés et fidèles à l’entreprise, ainsi que l’existence d’une vision stratégique des dirigeants.

Les intervenants se succédaient, mais « le tout » ne faisait pas « l’ensemble ». Les panels d’intervenants, étrangement appelés « les tables rondes » ne faisaient apparaitre aucune contradiction, aucun débat. Les discours de la majorité des intervenants brillaient par une abstraction totale des réalités du terrain, par l’incompréhension des attentes de la société française. Ils n’étaient absolument pas un échantillon représentatif de la communauté entrepreneuriale en France d’aujourd’hui. Ni pas leur âge, ni par la distribution des sexes, ni par leur manière de penser et d’être. La majorité d’entre eux vivaient dans le monde du passé lointain.

Ils appelaient tous d’aller vers l’avant, sans indiquer la direction, presqu’en la demandant à l’audience. Ils priaient de leur faire confiance, voir leur faire un chèque en blanc. Or, on ne peut mener et inspirer les foules que lorsque l’on a une vision de la direction dans laquelle il faut aller, lorsque l’on a eu un parcours qui donne envie, sans tâches grisâtres de retournement des vestes dans tous les sens.

Et puis, nous vivons dans l’ère de communication et des technologies, l’ère où l’image joue un rôle primordial. L’époque où l’équilibre du mode de vie s’impose. Essayez d’imaginer un Steve Jobs en costume gris des années 1960, avec une chemise froissée, une cravate à moitié défaite qui a glissé sur le côté, un Steve Jobs affaissé sur un canapé en similicuir noir avec trois couches de graisse autour du ventre et un gros micro dans la main. Cela ne le fait pas, n’est-ce pas ? Les salles de gym, les coaches sportifs et les nutritionnistes existent depuis des décennies. De même que les conseillers en image et les coaches en présentations sur scène.

A la fin de la matinée Philippe Escande (Le Monde), en guise de conclusion, a mentionné timidement (en lisant ses papiers posés sur la tribune) que pendant la première partie de la conférence aucun mot n’était prononcé sur quelques sujets moins « politiquement corrects ». Après avoir entendu ces mots je m’attendais à tout, sauf à ce qu’il a prononcé : ce qu’il a considéré comme « politiquement  incorrect » et ce qui a été omis dans les débats de la matinée, étaient les aspects marketing et commercial de l’entreprise, la stratégie de l’entreprise et la culture de la société française qui ne va pas changer du jour au lendemain… Cherchez l’erreur dans le « politiquement correct » : les sujets ci-dessous sont les clés de la réussite de tout business…

Tout au long de la matinée je sentais mon utilité marginale décroitre progressivement. Pendant la pause déjeuner j’ai engagé une brève discussion avec une femme qui représentait je ne sais quelle agence gouvernementale. Elle a avoué d’avoir croisé plusieurs de ses collègues et a exprimé l’avis qu’il n’y avait pas énormément d’entrepreneurs dans la salle. En l’entendant j’ai reçu un argument supplémentaire à mon envie croissante de m’échapper de ce lieu. Très vite après j’ai quitté Bercy pour m’occuper des affaires de la vie réelle. Je n’étais pas la seule, et un nombre non-négligeable des personnes dans la salle l’a quitté au cours de la matinée…

Tout cela est dommage, car une conférence de l’ouverture de la Global Entrepreneurship Week aurait pu être un vrai évènement. Un évènement qui réunit, qui explique, qui donne envie, qui reconnait des erreurs, qui célèbre l’entreprenariat et qui inspire.

Un point positif, toutefois : pendant les deux présentations anglophones très peu de personnes dans la salle ont utilisé les casques permettant d’avoir la traduction simultanée. En ce qui concerne le niveau d’anglais le progrès de la société française était bien visible.

Source d’image : http://gew.co/

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Lara STANLEY

Lara STANLEY écrit les analyses centrées essentiellement sur les sujets de l’économie, la finance et la société. Ayant travaillé dans les domaines de développement,...

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