Le monde antifragile : les mots et la réalité

Chaque langue est composée des mots qui reflètent les façons de penser propres au peuple porteur de cette langue. Même dans les langues voisines comme le français et l’anglais, chacune contient des mots ayant un sens particulier que l’on ne retrouve pas dans l’autre langue.

Dans cette situation il semble improbable de trouver des phénomènes qui ne soient désignés par aucun mot en aucune langue. Et pourtant, ils existent… Cette découverte a été faite par Nassim Nicholas Taleb lorsqu’il cherchât à décrire les systèmes, qui, suite aux perturbations par des facteurs externes adverses (volatilité, chocs, etc.) ne se fragilisent pas, mais au contraire, deviennent plus forts. Alors, il inventa le mot « antifragile », en écrivant un livre sur ce même sujet.

En effet, la majorité des objets fabriqués par les êtres humains sont relativement fragiles et rigides dans leurs usages. Prenons un vase en cristal. Il a été désigné dans des buts assez restreints : faire plaisir à votre sens esthétiques grâce à la beauté de ses lignes, et/ou vous laisser la possibilité d’y mettre des fleurs. Il ne survivra pas si vous décidez de l’utilisez à la place d’un marteau pour planter des clous. Contrairement au monde non-organique, les objets de nature organique sont multifonctionnels et sont capables de s’adapter aux conditions adverses et à évoluer avec le temps, en acquérant de nouvelles propriétés.

Cela signifie que vous et moi sommes désignés pour vivre dans un environnement avec beaucoup de variabilité. Cela peut paraitre paradoxal, car dans le monde moderne nous associons la stabilité de vie, le confort au quotidien, avec la prospérité et la réussite. Cette perception est erronée. Ce type de confort et d’absence des chocs aléatoires ensemble avec l’assistance excessive fragilisent nos corps, tout comme nos esprits.

Prenons le cas de « surmédicalisation » : souvent le traitement d’une maladie marginale peut provoquer des effets secondaires qui s’avèrent être plus dangereux que la maladie traitée. Par ailleurs, il a été remarqué, que lorsque l’on fermait des hôpitaux dans certaines régions éloignées, les habitants de ces régions vivaient plus longtemps. Un autre exemple : prenons un enfant dont chaque pas est accompagné par sa mère, ce que les américains appellent « a soccer mum ». Cet enfant ne sera jamais confronté à l’adversité et les variations du monde réel, et sera fragilisé en devenant adulte.

Lors de la conférence « Exchanges on Global Economy» organisée par la BBC World Services et l’Université Paris Dauphine, Nassim Taleb, en parlant de la dernière crise financière et des voies permettant d’éviter des cataclysmes économiques et sociétaux futurs, suggérait que la solution de la problématique de fragilité consiste dans la création des systèmes qui aiment les régimes de stress. Les exemples de ces systèmes sont assez nombreux.

Prenons les restaurants. Cette industrie ne sera jamais une source du risque systémique. Les restaurants ne sont généralement pas trop grands, donc, leur faillite ne peut pas entrainer le tremblement de l’économie d’un pays entier. De plus, ils subissent une sorte de sélection naturelle, où survivent uniquement les restaurants qui proposent une cuisine correcte et qui sont situés dans les endroits qui conviennent aux clients. Contrairement aux banques ou aux grands constructeurs d’automobiles, personne ne va les recapitaliser infiniment, en dépit de tout bon sens. Lorsqu’un restaurant ferme, un autre, plus attractif le remplace, et ainsi de suite.

La Silicon Vallée illustre le même phénomène. Des milliers de start-ups affluent dans cette région. Beaucoup d’entre elles survivent leur première année, leur nombre se réduit au cours de la deuxième année, et elles sont peu nombreuses à fêter leur troisième anniversaire. Celles qui ont survécus peuvent envisager un avenir en rose…

Dans ces exemples on voit que les systèmes « antifragiles » ne sont généralement pas très grands : comme les restaurants ou les start-ups. La taille fragilise, ce qui est le cas avec les banques.

Un autre élément qui fragilise beaucoup c’est la dette. La dette crée des bulles spéculatives qui finissent pas exploser. L’industrie pharmaceutique, tout comme Internet, ont été financés par la dette. Avec le dernier nous avons vécu l’explosion de la bulle internet en 2001. Actuellement nous vivons dans une bulle liée aux réseaux sociaux et aux technologies afférentes. Warren Buffet avait parfaitement raison en remarquant récemment qu’il n’investira jamais dans ces sociétés qui se lancent dans les introductions boursières valorisées à des milliards de dollars, mais qui ne sont pas capables d’emprunter cinq millions auprès de leur banque…

L’avantage de l’antifragilté est qu’elle permet de mieux comprendre la fragilité : on ne peut pas améliorer la santé sans avoir réduit, au préalable, l’ampleur de la maladie. On ne peut pas augmenter la richesse sans avoir réduit les pertes. La fragilité est mesurable, or le risque ne l’est pas, quoi qu’en disent des experts en gestion des risques. Il est bien plus facile de détecter qu’un système est fragile que de prédire la fréquence et l’amplitude des événements qui vont l’endommager.

Il est important de pouvoir regarder tout phénomène sous l’angle opposé à celui auquel nous avons l’habitude. Cela permet de rendre créatives les forces qui semblaient être destructives : un léger vent peut par son énergie éteindre la flamme d’une bougie. Or, lorsque l’on place la même flamme aux pieds des arbres, ce même vent va lui transférer de l’énergie qui déclenchera le feu de la forêt.

La compréhension de ces phénomènes permet non seulement de survivre l’incertitude et l’imprévisible, mais de sortir gagnant suite à leur rencontre, de les apprivoiser, de les conquérir. Après tout l’« antifragilisation » peut s’avérer être une réponse fiable au phénomène de cygne noir.

L’enregistrement de la conférence cité dans cet article sera transmis par la BBC World Services le 11 janvier 2014.

Source photo : Wikimedia (1 + 2 + 3 + 4 + 5)

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Lara STANLEY

Lara STANLEY écrit les analyses centrées essentiellement sur les sujets de l’économie, la finance et la société. Ayant travaillé dans les domaines de développement,...

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