Physiologie du Cygne Noir

Nous vivons dans un monde complexe. Il nous semble être encore plus complexe face à notre méconnaissance de nous-mêmes. L’ignorance la plus flagrante est celle de notre propre fonctionnement, des mécanismes qui nous prédisposent à tel ou tel comportement. Nous prétendons être des « êtres savants » (« homo sapiens »), mais nous ne connaissons guère le fonctionnement de notre propre corps et surtout de son principal centre décisionnel: le cerveau. La nature nous a équipés d’un mécanisme multifonctionnel extrêmement sophistiqué, qui était la raison de notre survie au cours de l’évolution. Néanmoins, nous le manipulons aussi maladroitement qu’un néandertaliens manipulerait un microscope électronique.

Le constat est assez brutal : nous nous trouvons sous le contrôle des forces qui sont ancrées à l’intérieur de nous-même, car les diverses explications dans lesquelles nous habillons notre comportement, et que nous considérons comme « logiques », ne sont rien d’autre que les fruits de notre imagination. Les enfants, par exemple, imaginent qu’ils étaient offerts à leurs parents par une cigogne ; ou que le vent souffle parce que les arbres se penchent. C’est très mignon, mais seulement jusqu’à un certain âge. Ainsi, les explications que nous, les adultes, donnons à nos comportements ont ce même air enfantine par rapport à la réalité physique.

L’un des systèmes intéressants expliquant les raisons de notre fonctionnement, ou plutôt de notre dysfonctionnement, a été proposé par Nassim Nicholas Taleb lors de la conférence « Exchanges on Global Economy» organisée par BBC World Services et l’Université Paris Dauphine le 18 décembre 2013. Développé dans son livre « Le cygne noir : La puissance de l’imprévisible » (« The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable”), ce système se base essentiellement sur les principes de l’analyse statistique et de la gestion des risques, tout comme des approches philosophiques, ce qui rend l’ensemble assez attractif.

Toutefois, cet intérêt est limité par le fait que notre fonctionnement conscient, explicable à l’aide des outils créés par les humains (statistiques, philosophie), n’est que la partie visible de l’iceberg de notre physiologie, de notre psychisme. Le reste du travail s’effectue dans des couches bien plus profondes, dans la partie du cerveau que nous avons hérité des reptiliens, au niveau de nos instincts les plus primaires qui se sont développés au cours de millions d’années.

Il n’y a pas de quoi avoir honte : ce sont ces instincts qui ont permis à l’homo sapiens de survivre. Quelles étaient nos chances au départ ? – Très faibles, avouons-le. L’homo sapiens n’a pas de griffes ou de véritables crocs pour se défendre contre des animaux féroces. Il n’a pas de de taille ou de force extraordinaires. Il n’est pas couvert par une fourrure ou un plumage qui peuvent le protéger des chaleurs étouffantes ou des froids pétrifiants. Nous avons survécu grâce à notre cerveau et quelques instincts développés au cours de notre évolution.

Ce sont précisément ces instincts qui sont à l’origine de plusieurs défauts humains soulignés par Nassim Nicholas Taleb, comme notre tendance à se concentrer excessivement sur ce que nous savons déjà ou à tout ramener vers les formes et les modèles simples et bien définis.

Nous sommes capables de fournir des explications sophistiquées, socialement acceptables et analytiquement structurées à tout événement, or souvent il suffit de prêter attention à l’un de nos instincts les plus primaires pour comprendre les causes réelles de ce qui se passe.

En effet, pour que la vie continue et l’humanité perdure, nous devons résoudre trois problèmes de base :

  1. Notre propre survie (la survie de l’individu) ;
  2. La survie du groupe auquel nous appartenons (famille, village, entreprise, etc.) ;
  3. La survie de l’espèce humaine (continuité de l’espèce).

Cette survie a été possible principalement grâce au réflex appelé le « stéréotype dynamique », ou, tout simplement, … l’habitude. Découvert et décrit d’abord par Ivan Pavlov (connu essentiellement par ses travaux sur le réflexe conditionnel développé chez les chiens, et qui ne représentent que la partie infinitésimale de sa recherche scientifique), et ensuite par Konrad Lorenz, ce réflexe est le pilier principal de notre comportement.

Pourquoi les habitudes apparaissent-elles? Leur formation n’a rien à voir avec l’économie du marché et l’optimisation de ressources vitales : le monde change avec une vitesse impressionnante, et pourtant les habitudes restent. Supposons qu’un être a formé des milliers de petites habitudes, il les a rassemblées dans un rigoureux canevas de comportement quotidien, et voilà : sa vie le porte sur des rails bien droits. Un jour le changement survient (bonjour le Cygne Noir !): divorce, mariage, disparition d’un proche, naissance, perte de travail, le 11 septembre, crise financière… Alors, tout ce réseau ferroviaire des habitudes construit avec tant d’efforts se trouve chambardé, voire bloqué…

Oui, tout change et les vieilles habitudes nous lient comme des chaînes, freinent les changements nécessaires ou les bloquent. Elles torturent leur porteur en le poussant vers l’ordre anciennement établi.

De plus, le problème réel ce n’est pas tant la difficulté de changer le comportement. Habitudes, stéréotypes de comportement : c’est le moyen utilisé par l’être humain pour réagir au monde extérieur, le voir sous un certain angle. En avançant dans la vie nous adoptons une vision stéréotypée du monde. Souvent ce monde commence à ressembler pour nous à une forme grise bien connue: nous savons tout, nous avons réfléchi à tout des milliers de fois. Nous nous remplissons de certitudes qui ne sont plus adaptées au monde d’aujourd’hui, et nous semons des Cygnes Noirs au passage…

Pourquoi, alors, la nature nous a-t-elle joué le sort en nous dotant d’habitudes et de stéréotypes? La réponse est simple : il ne s’agit pas d’efficacité économique, mais de sécurité. Dès qu’un certain type de comportement, une fois vérifié, n’a pas eu de conséquences létales, il est gravé dans les structures les plus profondes de notre cerveau en tant que « passage sécurisé ». Toutes les autres variantes du comportement (quel que soit leur intérêt réel) qui ne sont pas approuvées en pratique, sont considérées par le cerveau comme une source potentielle de catastrophe, car inconnues.

Ainsi, l’habitude est une sorte d’avant-garde, de forteresse de notre instinct de survie qui nous préserve de l’inconnu et du danger potentiel. Perturbations qui affectent notre comportement habituel, font naitre en nous des émotions négatives, qui nous poussent à rejeter le changement et à poursuivre le chemin connu. Dès que nous reprenons les habitudes, les émotions positives reviennent.

Tout n’est pas aussi désespérant : si l’instinct de survie crée une tension en cas de changement d’une situation, ce n’est pas à cause de son côté capricieux ou de sa bêtise. A travers cette tension, il pousse notre organisme vers une mobilisation extrême de toutes ses forces et de ses moyens, ce qui lui permet, à son tour, de s’approprier cette nouvelle situation apparue après le changement, de s’adapter à elle.

Nassim Taleb, qui se déclare être l’ennemi de tous les économistes, précise qu’il n’a rien contre les économistes per ce, mais qu’il est contre ceux qui s’acharnent dans leurs certitudes même s’il est démontré que leur théorie est peu fiable. Il compare ce comportement à celui d’un touriste qui cherche son chemin dans le Quartier Latin parisien en tenant entre les mains le plan de Moscou. La comparaison est très juste, toutefois, mettons-nous à la place de cet économiste. Lorsqu’il a construit une théorie, qui était intellectuellement belle et analytiquement élégante, le succès arrivât. Il y eut des félicitations et des jalousies des collègues, des fêtes avec du champagne, des invitations aux conférences, des nominations et prix professionnels. L’instinct de survie de cet économiste a eu des confirmations du fait que tout ce qui est lié à cette théorie apporte du confort et de la récompense. Si quelques années plus tard la théorie s’avère être inexacte, ce même instinct de survie fera tout pour empêcher notre économiste de la changer. Plus l’âge de la personne est avancé, plus elle sera enfermée dans son comportement habituel et sa vision stéréotypée du monde. Pour son instinct de survie, tout changement sera équivalent au danger potentiel, au saut dans une rivière glaciale dont on ne connait pas la profondeur…
En se penchant sur les différents aspects du phénomène de Cygne Noir, énumérés par Nassim Taleb, nous revenons toujours vers notre cher instinct de survie :

  • Taleb affirme que le Cygne Noir est provoqué par « l’erreur de confirmation» qui nous pousse à chercher les faits qui confirment notre connaissance. – Avouons, qu’il y est facile de reconnaitre notre instinct de survie qui a besoin d’être rassuré dans le fait que sa vision du monde est exacte, et donc sécurisante.
  • Taleb écrit que le Cygne Noir est généré suite à « l’erreur narrative » qui nous force à proposer des informations sous forme d’histoires et d’anecdotes ? – Là encore, ces formes narratives connues permettent à notre cerveau de reconnaitre plus facilement les dangers (l’inconnu).

Ce dernier aspect est similaire à la « catégorisation », où nous associons toute information à une catégorie connue. Ce classement réduit pour nous la complexité visible du monde et, en même temps, facilite l’apparition des Cygnes Noirs. Cette même catégorisation permet au cerveau de simplifier son analyse du type « dangereux ou pas pour ma survie ».

En écoutant et en lisant Nassim Nicholas Taleb nous pouvons être d’accord avec lui lorsqu’il propose de rire en regardant, sous l’angle du Cygne Noir bien entendu, l’état actuel de connaissance dans les sciences sociales (or l’économie est une science sociale). Toutefois, les sciences sociales ne sont pas des sciences au sens strict du terme. Dans ce contexte les sciences exactes peuvent s’avérer être plus utiles, car notre vie n’est au final rien d’autre que le résultat du fonctionnement de notre cerveau. Découvrir comment fonctionne le cerveau signifie savoir gérer notre propre vie, savoir la changer à notre propre gré, la rendre plus agréable, intéressante, passionnante, sécurisante…

L’enregistrement de la conférence citée dans cet article a été transmis par la BBC World Services le 11 janvier 2014.

Source photo : iStockphoto

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Lara STANLEY

Lara STANLEY écrit les analyses centrées essentiellement sur les sujets de l’économie, la finance et la société. Ayant travaillé dans les domaines de développement,...

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