Notes d’un voyage : l’actualité vue de Moscou – 1

Nous n’avons pas l’habitude de réagir « à chaud », afin de rendre nos revues le moins émotionnelles et le plus objectives possible. Toutefois, l’actualité des derniers mois à l’est du Danube a été tellement dense et la communication des média français a été tellement handicapée par les œillères politico-politiciennes, que nous faisons une exception. Toutefois, vu la complexité de la situation, une analyse respectable des évènements d’aujourd’hui ne pourra être faite que dans 3-4 ans.

Les mois précédents

Entre novembre 2013 et février 2014 un mouvement de révolte, nommé « Euromaïdan » a eu lieu en Ukraine (essentiellement à Kiev). Le 22 février 2014 Victor Yanoukovytch, le Président démocratiquement élu, a été chassé du pays et un nouveau gouvernement illégitime a été formé. Ce gouvernement adopte une série des lois (annulation de la loi existante concernant la politique multi-linguistique du pays, préparation de la loi à propos de la lustration (limitation de l’accès aux postes dans la fonction publique des personnes y ayant travaillé lors des gouvernements précédents, etc.). Ces évènements, ainsi que la position radicalement anti-russe du nouveau gouvernement ont amené une activation des mouvements politiques de la population de la Crimée, majoritairement russophone.

Le 27 février le parlement de la république Autonome de Crimée s’est adressé à la Russie en la demandant « une aide dans le maintien de la paix et du calme sur le territoire de la République Autonome de la Crimée ». Le 1 mars le parlement Russe a voté l’autorisation d’utiliser les troupes russes sur le territoire de la Crimée. Lors du référendum d’autodétermination organisé le 16 mars, 96,77% de la population ont exprimé le souhait de se joindre la Fédération de la Russie. Le 17 mars, la Crimée, précédemment une république autonome, déclare son indépendance et le lendemain signe le traité d’adhésion de la République de Crimée à la Russie.

Dans cette situation il peut être utile de se référer à un tel document comme la Constitution de l’Ukraine. Ses Articles 2, 5 et 133 stipulent que la Crimée n’a jamais « appartenu » à l’Ukraine. Leur relation était une relation de deux entités indépendantes avec une « délégation de la gouvernance administrative » de la Crimée à l’Ukraine. Le jour où la Crimée a décidé de déléguer sa gouvernance administrative à un autre sujet, le référendum a été fait et ce changement a été effectué. Pour ce qui souhaitent aller vraiment dans les détails peuvent comparer ces articles de la Constitution Ukrainienne avec les Articles 1, 5 et 64 de la Constitution de la Fédération de la Russie.

Toutefois, suite à la signature du traité d’adhésion de la République de Crimée à la Russie, les États-Unis, l’Union Européenne et quelques autres pays ont accusé la Russie de la violation du droit international. En guise de réponse la Russie a fait référence à la Charte des Nations Unis qui proclame la liberté de peuples à l’autodétermination et a cité la république de Kosovo qui a été reconnu par ces mêmes états qui ne souhaitent pas reconnaitre l’expression de l’autodétermination de la Crimée.

Par ailleurs, les États-Unis, l’Union Européenne, l’Australie, la Nouvelle Zélande et le Canada ont annoncé les sanctions économiques contre la Russie.

C’est dans ce contexte que nous vous proposons une vue sur ces évènements à partir de Moscou.

Mercredi, le 2 avril

En sortant de l’avion la majorité des passagers se dirige vers l’Aeroexpress, le moyen le plus rapide pour atteindre le centre de Moscou à partir de tout aéroport moscovite. On peut accéder aux quais très rapidement en passant une carte bancaire dotée de fonctionnalité « paiement sans contact » devant les bornes d’entrée. Si votre carte n’a pas cette fonctionnalité, vous avez le choix entre l’achat du billet via les terminaux automatiques, ou encore, dans un guichet. En prenant votre carte la caissière s’exclamera avec l’air surpris : Mais vous ne pouvez pas payer sans contact ! (Et pourtant vous avez l’air civilisé, aurai-pu-elle ajouter). OK, il existe des personnes qui désactivent cette fonctionnalité sur leur carte, car des experts de sécurité informatique peuvent vous confier qu’il est possible à craquer la protection d’une connexion sans contact en quelques 30 secondes.

Pendant 20 minutes du trajet vous avez à votre disposition le journal de bord de l’Aeroexpress qui consacre une double page de louanges à la Citroën Cactus. La France a toujours été aimée par les russes…

Les chauffeurs des taxis ont toujours une mine d’information locale à vous confier. En cette période dense d’évènements vous pouvez tomber sur une trouvaille : celui-ci sort 150 mots par seconde en décrivant les détails de l’actualité. Né d’un père arménien et d’une mère juive, il s’est converti au judaïsme à l’âge adulte. Comme la majorité des personnes ayant abordé la question des religions après avoir atteint un certain niveau de maturité, il s’est penché sur l’histoire des peuples depuis les débuts de l’humanité. Avec ce niveau de connaissances il est capable de sortir son avis sur les comment et les pourquoi de la situation des tatars en Crimée, les tendances géopolitiques des cents dernières années autour de l’Ukraine, l’histoire du peuple turque depuis la nuit des temps, les dessous de la Deuxième Guerre mondiale… Il dit n’avoir jamais apprécié Poutine, mais les évènements des dernières semaines l’ont fait changer d’opinion. Apparemment c’est le cas de beaucoup d’habitants de la Russie, en qui l’actualité a réveillé un réel patriotisme. Le chauffeur de taxi regrette de ne pas pouvoir faire son pèlerinage annuel à Ouman, une ville située au cœur de l’Ukraine. Des dizaines de milliers de juifs s’y rassemblent pour Rosh Hashana près de la tombe de Rabbi Nachman (vous pouvez évaluer approximativement les pertes pour l’économie locale). Dans l’élan d’optimisme patriotique il ajoute qu’au cours des derniers mois il voit de plus en plus de juif ex-soviétiques revenir en Russie. Dotés de passeports américains, israéliens, ukrainiens ou autres, après plusieurs années/décennies d’absence ils reviennent. Le chauffeur de taxi est persuadé que c’est un bon signe pour la Russie.

Jeudi, le 3 avril

Un immeuble d’une vingtaine d’étages vient d’être construit à l’intersection de deux rues : l’une de dix voies et l’autre de huit voies avec une ligne de tramway au milieu. La sortie d’une ligne de métro peu profonde se trouve à 50 mètres de l’immeuble. Bonjour, les vibrations de toute nature. D’après les standards de l’urbanisme, de l’ingénierie, de la sécurité, et du bon sens, cet immeuble n’a pas lieu d’être. Pourtant il est là, flambant neuf, offrant ses appartements et places de parking à la vente – le non-sens à la russe. En même temps cet immeuble démontre – grâce à ces non-sens la Russie est une construction anti-fragile.

L’immensité des espaces russes donne une sensation d’ivresse : une douze-voies près du Kremlin, un énorme pont qui traverse la Moskova. Sur l’autre rive vous pouvez vous perdre facilement entre les bâtiments de l’ancienne fabrique de confiseries qui, à l’époque soviétique, remplissait d’un léger arôme de chocolat tout le centre de Moscou. Maintenant c’est un cluster technologique, rempli de startups, d’organismes liés à la formation, à l’innovation et des galeries…

La cuisine moderne russe a intégré les tendances du monde entier : la salade César a un goût très américain, celle avec de la roquette est assez britannique, les wraps au saumon ont quelque chose d’étonnamment russe…

Jusqu’à présent les sanctions économiques internationales imposées suite au conflit avec l’Ukraine ont plutôt servi le monde d’affaires russe. Thomson-Reuters arrête de fournir l’information économique et financière aux entreprises et institutions basées en Russie. Ce contrat (plusieurs centaines de M€) est récupéré par son homologue russe, Interfax. De plus, ce dernier va revendre cette même information à Reuters…

La globalisation rend toute sorte de sanction difficile, voire impossible à gérer : GE Russia vient de signer un gros contrat hautement stratégique. Est-ce qu’il va devoir l’abandonner suite aux sanctions ? Difficile d’y croire…

Cependant, le monde d’affaires pense devoir naviguer dans l’inconnu jusqu’aux élections ukrainiennes. Les entreprises se concentrent, se replient sur elles-mêmes, se préparent aux jours difficiles. Toutefois, la population russe n’a pas peur, une sorte de mobilisation des énergies est dans l’air : tout le monde se souvient encore des années post-pérestroïka, de la fin des 1980s – début des 1990s, lorsque les magasins étaient vides et le rationnement des produits était en vigueur. Nul ne veut revivre les temps où il fallait faire des heures de queue pour ne pouvoir acheter qu’un kilo de farine ou de pâtes, mais les gens savent qu’ils pourront survivre à une telle situation.

Même dans les cercles du pouvoir proches du sommet, personne ne sait comment la situation actuelle va aboutir. Personne ne croit à la possibilité d’une guerre civile entre la Russie et l’Ukraine : la moitié des ukrainiens ont de la famille en Russie, et vice-versa.

Immédiatement après le référendum en Crimée, une analyse de son tissu économique a été faite par une agence spécialisée : huit sur dix plus grandes entreprises de la région appartiennent à un ami du fils de l’ancien président ukrainien.

Autres découvertes: le salaire mensuel du commandant de la division de l’armée ukrainienne en Crimée était de 18 000 roubles (un peu plus de 300 €), les militaires recevaient un uniforme par an, les soldats étaient nourris une fois par jour, la police locale n’avait pas de budget pour l’essence de leurs voitures…

Cela aurait pu paraitre impossible à croire il y a encore quelques années : à l’époque soviétique la Crimée était une région touristique prospère…

Tout ce qui s’est passé avec l’Ukraine au cours des vingt dernières années parait être un mauvais rêve. Objectivement, rien de grave ne devait arriver à cette région avec le climat agréable, les terres riches, les gens qui savent travailler. C’est en Ukraine, et non pas en Russie que l’on pouvait acheter des jolie robes et chaussures, produits localement. Ce sont des petites villes ukrainiennes, et non pas russes qui, à l’époque soviétique faisaient penser à la Suisse avec leurs maisons bien soignées et fleuries, leurs rues propres et bien entretenues.

Au moment où l’Ukraine a déclaré son indépendance en 1991, son PIB était proche de celui de la Pologne. En vingt an la Pologne a réussi de doubler le sien, or la tendance du PIB Ukrainien fluctuait entre la baisse et la stagnation pendant plus de vingt ans.

 

 

Source d’image : https://www.aeroexpress.ru/en/

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Lara STANLEY

Lara STANLEY écrit les analyses centrées essentiellement sur les sujets de l’économie, la finance et la société. Ayant travaillé dans les domaines de développement,...

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