Un nouvel ordre pour les marchés financiers

Nous vivons dans une époque formidablement « évolutionnaire ». Elle peut être comparée à l’industrialisation massive qui a eu lieu dans la plupart des pays européens entre le XVIIIᵉᵐᵉ et le XIXᵉᵐᵉ siècle. Tous les domaines de nos vies sont concernés par la digitalisation et la virtualisation, où presque tout aspect de la vie peut être géré par l’intermédiaire d’un ordinateur ou toute autre machine intelligente. Nous sommes également dans la complexification, où les manières de penser, les usages, les modèles, les systèmes nouveaux et anciens se mélangent sans se dissoudre.

Ce mélange est particulièrement visible dans le fonctionnement du système financier actuel. A l’origine, les marchés financiers ont été créés dans le but de faciliter le financement et le développement de l’économie réelle. Au cours de dernières décennies, le système financier s’est doté d’outils et de produit aussi sophistiqués que virtuels, et qui ont bien dépassé le système qui les ait créé.

L’exemple le plus pertinent de cette complexité des imbrications du nouveau et de l’ancien est la situation qui a généré la crise des « subprime mortgages » de 2008. Analysons les principales étapes de la chaine de distribution de ces crédits immobiliers peu fiables dès leur conception jusqu’à la distribution des produits financiers basés sur les crédits immobiliers :

  • Sur le terrain, différents types de distributeurs de crédits immobiliers les vendaient en masse à tout le monde. La rémunération de ces vendeurs ne dépendait pas de la capacité de remboursement de l’emprunteur, mais du volume des crédits vendus ;
  • Afin de réduire les risques de non-remboursement de ces crédits, les banques les ont ré-packagé, en mélangeant les « morceaux » des crédits notés comme « d’excellente qualité » avec ceux à risque. Ensuite le tout a été vendus aux divers investisseurs (y compris les collectivités territoriales françaises) en tant que produits sécurisés et fiables, grâce, notamment, aux classements des agences de notation ;
  • Par ailleurs, les banques ont aussi utilisé ces crédits packagés en les mélangeant avec d’autres produits financiers pour créer d’autres produits dérivés, et ainsi de suite, jusqu’à l’infini ;
  • La complexité et l’absurdité de cette situation était amplifiée par le fait que les vendeurs des produits dérivés ne comprenaient pas le fonctionnement de ces produits. Il leur était surtout impossible d’évaluer les risques globaux de chaque produit et l’ampleur des dégâts potentiels.
  • Par-dessus de tout, le management ne maitrisait plus rien, car pour comprendre le fonctionnement des produits initiaux sur lesquels le reste des produits dérivés était basé, il fallait retrouver les experts ayant conçu chaque partie du produit séparément. Or, la plupart du temps, ces analystes quantitatives avaient déjà changé de job.

Il semble que nous arrivions à nouveau vers la situation d’un peu avant la crise de 2008, où tous les spécialistes de l’analyse fonctionnelle, des systèmes d’optimisation basés sur les équations aux dérivées partielles, ayant travaillé sur la création des produits basés sur les crédits immobiliers, se sont orientés vers d’autres supports, ou se sont reconvertis dans le trading algorithmique basé sur la puissance des ordinateurs.

Lors d’une soirée professionnelle qui a eu lieu il y a quelques semaines chez Oddo & Cie, Jean-Pierre Pinatton (le Président du Conseil de surveillance d’Oddo & Cie Groupe, le membre du Stakeholder Group of the European Securities and Markets Authority (ESMA), le Président du Haut Conseil de la Certification de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF) et le Président Honoraire du conseil d’administration de l’Association Française des Marchés Financiers (AMAFI), a présenté quelques captures des carnets d’ordres qui illustraient la tactique de l’un des algorithmes destiné à manipuler les cours des valeurs financières. Cet algorithme, en bombardant le marché par de nombreux ordres de vente, était capable de baisser considérablement le cours d’une action, pour ensuite en acheter un bloc important au prix qui lui était fixé.

La conclusion de Jean-Pierre Pinatton était : ce type d’acteurs du marché doit être puni, il faut renforcer la régulation qui va dans ce sens. Nous nous sommes permis de lui poser une question, qui semblait être tout à fait logique : on ne peut pas tout interdire et tout surveiller, alors pourquoi ne pas créer dans le marché actuel des compartiments différents, bien séparés et destinés aux acteurs du marché différents? Un compartiment pour le trading algorithmique, un autre pour le trading des produits à liquidité réduite, encore un pour les actions liquides etc. En restant dans leur compartiment ses intervenants ne pourraient pas nuire aux autres acteurs du marché, ils seraient « entre eux », avec les d’acteurs employant les mêmes méthodes, agissant sur les mêmes produits. Les jeux sous le slogan « Mon algorithme est plus rapide (intelligent, fort, sophistiqué, etc.) que le tien » seraient justes et équitables.

Après avoir posé cette question nous nous sommes heurtés à cette même manifestation du phénomène de la complexité et l’obsolescence des systèmes de pensée, décrit tout au début de cet article. Notre question n’était pas comprise par l’intervenant. La réponse de Jean-Pierre Pinatton rassemblait à « Et pourquoi faire cela ? ». Nos explications n’ont pas débloqué la situation, n’ont pas fait comprendre le type de complexité du monde dans lequel nous vivons…

Cet exemple est le reflet exact du phénomène de la société où la grande majorité des personnes occupant des postes à très grandes responsabilités et ayant une expérience professionnelle considérable, continue à vivre dans les systèmes de pensée, les modèles et les concepts anciens. Le fait que ces concepts / modèles / systèmes ont plutôt bien fonctionné à un moment donné, il y a quelque décennies, leur donne un aspect rassurant. Or, entre temps le monde a évolué, plus que cela : il a considérablement changé au cours des dernières années. Ainsi, ces concepts / modèles /systèmes doivent également être adaptés à la nouvelle réalité. Néanmoins, les personnes (tout à fait brillantes, par ailleurs), qui prennent des décisions importantes ne parviennent pas à évoluer face au changement du paradigme économique, face aux évolutions radicales du système mondial.

Depuis la crise financière de 2008, tout le monde est plus ou moins d’accord avec le fait que les marchés libéralisés, le concept qui semblait être fraichement innovant dans les années 1970-80, n’ont pas lieu d’être, car ils créent un risque systémique non-maitrisable. Sauf que pour pallier aux failles du système financier libéralisé à l’outrance, les organismes de surveillance de tout type n’ont trouvé rien d’autre que de se lancer dans la création des diverses régulations ajoutées aux anciennes régulations basées sur les très anciennes régulations, etc.

Cette démarche ne peut pas être ni productive ni durable :

  • D’une part, trop de régulation tue la régulation, car, suite aux imbrications très complexes des unes dans les autres, elles commencent à se contredire ;
  • D’autre part, beaucoup de régulation rend le système financier trop rigide, ce qui est autrement dangereux, car en cas de choc, au lieu d’être endommagé localement, morceau par morceau, le système tout entier risque de s’écrouler ;
  • Et, finalement, il n’y a pas assez de régulateurs (en nombre de personnes, tout simplement) pour contrôler tous les acteurs des marchés financiers.

Si vous avez l’occasion de vous entretenir régulièrement à ce sujet avec différentes personnes, impliquées ou pas dans le système financier, vous adhérez facilement à la pertinence de l’idée que les marchés ne doivent pas être « régulés », mais qu’ils doivent être « organisés ». Il faut créer de multiples compartiments des marchés en les organisant autour des intérêts / objectifs d’investissement de leurs acteurs, en fixant des règles spécifiques appropriées à chaque type de démarche financière. Par exemple, il est certainement raisonnable de créer un compartiment pour les investisseurs à long terme, comme les compagnies d’assurance qui gèrent nos retraites. Il est tout à fait logique de créer un autre compartiment pour les investisseurs à très court terme, qui veulent juste faire un aller-retour rapide sur une journée. Par ailleurs, un compartiment dédié au trading algorithmique a également lieu d’être tout comme un compartiment pour le trading des produits à liquidité réduite, et ainsi de suite.

Les idées de ce type apparaissent de plus en plus dans les média divers et variés. Elles seront implémentées un jour…

Source de photo: iStockphoto

Partager sur :

Lara STANLEY

Lara STANLEY écrit les analyses centrées essentiellement sur les sujets de l’économie, la finance et la société. Ayant travaillé dans les domaines de développement,...

Edouard DE BERLEAU

Édouard DE BERLEAU est un expert du domaine de la finance et tous les sujets connexes. Il a travaillé dans des grandes institutions et...

Les commentaires sont fermés.