Alors que la Banque centrale européenne (BCE) poursuit le développement de son projet d’euro numérique, des voix de plus en plus nombreuses, notamment dans le secteur bancaire, s’élèvent pour en questionner la pertinence. À y regarder de plus près, ce projet ambitieux semble être une solution en quête de problème, un outil dont les citoyens n’ont pas exprimé le besoin et dont les risques pourraient surpasser les bénéfices potentiels.
Une solution à un besoin inexistant
La première question qui se pose est fondamentale : à quel besoin concret l’euro numérique répond-il ? Personne ne semble pouvoir formuler une réponse convaincante. Comme le soulignent les professionnels du secteur comme Daniel Baal, président de la Fédération bancaire française, on a l’impression d’un formidable projet qui était une solution à un besoin qui n’existe pas, on peine à voir la demande émaner des clients eux-mêmes. Les Européens disposent déjà d’une monnaie fiable, l’euro, sous ses formes physiques et scripturales. Introduire une troisième forme, numérique et directe auprès de la BCE, ne résout aucune difficulté palpable pour le citoyen lambda. On est face à un formidable outil technologique en quête d’une utilité.
Des risques financiers sous-estimés
Le projet n’est pas sans danger pour la stabilité même du système financier. Actuellement, les dépôts des particuliers dans les banques constituent le passif de ces dernières et servent à financer l’économie réelle via des prêts aux entreprises et aux ménages. Il est essentiel de comprendre que l’argent déposé sur un compte courant « ne dort jamais » ; il travaille en permanence pour l’économie.
Or, en transférant ces dépôts vers un euro numérique détenu directement à la BCE, on retirerait des ressources cruciales du bilan des banques. Cela réduirait leur capacité de financement et pourrait, en cas de crise de confiance, amplifier les phénomènes de panique bancaire, les transferts vers l’euro numérique de la BCE étant bien plus rapides qu’un retrait classique. La question des seuils, évoquée pour limiter ces transferts, est complexe et ne supprime pas le risque systémique.
Par ailleurs, la nouvelle situation, engendrée par l’introduction de l’euro numérique obligera les banques de réorganiser tous leurs actifs, afin de respecter différentes règlementations très complexes.
Nous ne connaissons que très bien que tout outil numérique complexe est particulièrement sensible à la moindre erreur de paramétrage. En l’occurrence, tout erreur de paramétrage dans poserait des sujets de stabilité financière du système européen et mondial.
Un coût disproportionné
Les estimations chiffrent le coût de développement et de déploiement de l’euro numérique à plusieurs dizaines de milliards d’euros. Une somme colossale qui, in fine, sera supportée par la collectivité. Dans un contexte de contraintes budgétaires, il est légitime de se demander si cet argent ne pourrait pas être investi dans des priorités plus urgentes, plutôt que dans un projet dont l’utilité n’est pas démontrée.
L’alternative crédible du secteur privé
Pourquoi vouloir réinventer la roue à grand frais alors que des solutions privées, efficaces et paneuropéennes, émergent déjà ? L’initiative européenne de paiement (EPI), regroupant plusieurs dizaines de banques européennes et son portefeuille numérique Wero démontrent la capacité du marché à innover avec agilité et à moindre coût.
Wero, lancé en France et en Allemagne et bientôt étendu à une quinzaine de pays, permet déjà des paiements instantanés de compte à compte, entre particuliers, et vise rapidement les paiements en ligne et en magasin. Cette initiative, financée et développée par un consortium de grandes banques européennes, répond exactement aux objectifs de souveraineté, d’innovation et d’interopérabilité que la BCE assigne à son projet.
Les dirigeants de plusieurs grandes banques soutiennent la suggestion du rapporteur européen Fernando Navarrete Rojas, qui implique que la logique devrait être inversée : développons l’euro numérique « sauf si » les initiatives privées comme Wero parviennent à offrir une alternative souveraine et performante. La course actuelle à l’interopérabilité entre Wero et les systèmes nationaux (Bizum en Espagne, Bancomat en Italie, portugais SIBS, le polonais Blik, le grec IRIS et le scandinave Vipps) démontre la vitalité de cette approche.
Certes, Wero est un outil du domaine transactionnel qui ne peut pas remplacer toutes les fonctionnalités du domaine de la monétique, dont l’euro numérique fait partie. Toutefois, les solutions alternatives dans ce domaine existent. Il s’agit, notamment, de stablecoins. Leur rôle a été décrite dans l’une des publications de Lorenzo Bini Smaghi, Président du Conseil d’administration de la Société Générale.
Conclusion : Freinage et l’arrêt sont-ils possibles ?
L’institution de l’envergure de la BCE est machine lourde, pleine d’inertie. L’initiative de l’euro numérique est lancée, et il est difficile de l’arrêter, d’autant qu’elle est habilement placée sous le drapeau de la « souveraineté ». Si la souveraineté européenne est un objectif légitime, elle ne doit pas être l’apanage du seul secteur public. Une souveraineté efficace peut s’appuyer sur des acteurs privés performants et régulés.
Face aux risques financiers, aux coûts exorbitants et à l’absence de besoin clairement identifié, le développement réussi de solutions comme Wero et stablecoins rend l’euro numérique superflu. Les institutions européennes gagneraient à faire preuve de pragmatisme en réorientant ce projet avant qu’il ne mobilise inutilement des ressources considérables et n’introduise des risques nouveaux dans le système financier. La véritable souveraineté passe aussi par la rationalité économique.

